- SOMMAIRE
TURQUIE, La cour des
droits de l'homme de Strasbourg approuve la
dissolution du Refah 13 fevrier 2003
COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME
085
13.2.2003
Communiqué du Greffier
ARRET DE GRANDE CHAMBRE DANS L'AFFAIRE
REFAH PARTISI (PARTI DE LA PROSPERITE) ET AUTRES
c. TURQUIE
- La
Cour européenne des Droits de l'Homme a
prononcé aujourd'hui en audience publique son
arrêt (1) en l'affaire Refah Partisi (Parti de
la Prospérité) et autres c. Turquie (requêtes
nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98). La
Cour dit à l'unanimité :
- qu'il n'y a pas eu violation de l'article 11
(liberté de réunion et d'association) de la
Convention européenne des Droits de l'Homme ;
- qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément
les griefs tirés des articles 9 (liberté de
pensée, de conscience et de religion), 10
(liberté d'expression), 14 (interdiction de la
discrimination), 17 (interdiction de l'abus de
droit) et 18 (limitation de l'usage des
restrictions aux droits) de la Convention, ainsi
que des articles 1 (protection de la propriété)
et 3 (droit à des élections libres) du
Protocole n° 1 à la Convention.
1. Principaux faits
Le premier requérant, Refah Partisi (Parti de la
prospérité, ci-après le "Refah"),
était un parti politique qui fut fondé le 19
juillet 1983. Le deuxième requérant est son
ancien président, Necmettin Erbakan, qui était
député à l'époque des faits. Les troisième
et quatrième requérants, Sevket Kazan et Ahmet
Tekdal, sont politiciens et avocats. A l'époque
des faits, ils étaient tous deux députés et
vice-présidents du Refah.
Le 21 mai 1997, le procureur général près la
Cour de cassation intenta devant la Cour
constitutionnelle turque une action en
dissolution du Refah, auquel il reprochait de
s'être transformé en "centre d'activités
contraires au principe de laïcité". A
l'appui de sa demande, il invoquait plusieurs
actes et déclarations des dirigeants et des
membres du Refah, lesquels lui auraient permis de
déduire que certains objectifs du parti, tels
que l'instauration de la charia et d'un régime
théocratique, étaient incompatibles avec les
exigences d'une société démocratique.
Devant la Cour constitutionnelle, les
représentants des requérants alléguèrent que
le parquet s'était référé à de simples
extraits des discours litigieux, en détournant
leur sens et sans tenir compte du contexte. Ils
soutinrent aussi que le Refah, qui était à
l'époque au pouvoir depuis un an dans le cadre
d'un gouvernement de coalition, avait toujours
respecté le principe de laïcité et toutes les
croyances religieuses, et qu'il ne fallait donc
pas le confondre avec les partis politiques
visant l'instauration d'un régime totalitaire.
Ils ajoutèrent que les responsables du Refah
n'avaient pris connaissance de certains propos
incriminés dans cette affaire qu'à la suite de
la notification de la demande de dissolution du
procureur et qu'ils avaient néanmoins exclu du
parti les auteurs de ces propos afin d'éviter
que le Refah ne soit vu comme un
"centre" d'activités illégales au
sens de la loi portant réglementation des partis
politiques.
Par un arrêt du 16 janvier 1998, la Cour
constitutionnelle prononça la dissolution du
Refah, au motif qu'il était devenu un
"centre d'activités contraires au principe
de laïcité". Elle ordonna également le
transfert des biens du Refah au Trésor public.
La Cour constitutionnelle considéra par ailleurs
que les déclarations publiques des dirigeants du
parti, notamment celles de Necmettin Erbakan,
Sevket Kazan et Ahmet Tekdal, avaient engagé
directement la responsabilité du Refah quant à
la constitutionnalité de ses activités ; en
conséquence, elle décida de déchoir ces
derniers de leur qualité de députés et de leur
interdire d'exercer certaines autres fonctions
politiques pendant une période de cinq ans.
2. Procédure et composition de la Cour
Les requêtes ont été introduites devant la
Commission européenne des Droits de l'Homme le
22 mai 1998 et transmises à la Cour le 1er
novembre 1998. Elles ont été jointes et
déclarées en partie recevables le 3 octobre
2000. Le 31 juillet 2001, la Cour a rendu un
arrêt de chambre (troisième section) concluant
par quatre voix contre trois qu'il n'y avait pas
eu violation de l'article 11 de la Convention et,
à l'unanimité, qu'aucune question distincte ne
se posait sous l'angle des articles 9, 10, 14, 17
et 18 de la Convention, ainsi que des articles 1
et 3 du Protocole n° 1. Le 30 octobre 2001, les
requérants ont sollicité le renvoi de l'affaire
devant la Grande Chambre en vertu de l'article 43
(renvoi devant la Grande Chambre) de la
Convention. Le 12 décembre 2001, le collège de
la Grande Chambre a accédé à cette demande.
Une audience a été tenue le 19 juin 2002.
L'arrêt a été rendu par la Grande Chambre
composée de 17 juges, à savoir :
Luzius Wildhaber (Suisse), président, Christos
Rozakis (Grec), Jean-Paul Costa (Français),
Georg Ress (Allemand),
Gaukur Jörundsson (Islandais),
Lucius Caflisch1 (Suisse),
1. Juge élu au titre du Liechtenstein.
Riza Türmen (Turc),
Corneliu Bîrsan (Roumain),
Peer Lorenzen (Danois),
Volodymyr Butkevych (Ukrainien),
Nina Vajic (Croate),
Matti Pellonpää (Finlandais),
Margarita Tsatsa-Nikolovska (ERY de Macédoine),
András Baka (Hongrois),
Rait Maruste (Estonien),
Anatoli Kovler (Russe),
Antonella Mularoni (Saint-Marinaise), juges,
ainsi que Paul Mahoney, greffier.
3. Résumé de l'arrêt (2)
Griefs
Les requérants invoquaient les articles 9, 10,
11, 14, 17 et 18 de la Convention européenne des
Droits de l'Homme, ainsi que les articles 1 et 3
du Protocole n° 1 à la Convention.
Décision de la Cour
Article 11 de la Convention
Les parties reconnaissent que la dissolution du
Refah et les mesures qui l'accompagnaient
s'analysent en une ingérence dans l'exercice par
les requérants de leur droit à la liberté
d'association reconnu par l'article 11 de la
Convention. La Cour estime en outre que,
conformément aux exigences du paragraphe 2 de
cette disposition, l'ingérence était prévue
par la loi et poursuivait un but légitime. Reste
à déterminer si, au regard de ce paragraphe,
l'ingérence était "nécessaire dans une
société démocratique".
Citant sa jurisprudence, la Cour réaffirme
l'existence d'une relation étroite entre la
démocratie et la Convention, et rappelle le
rôle primordial que jouent les partis politiques
dans un régime démocratique en bénéficiant
des droits et libertés reconnus par les articles
11 et 10 de la Convention.
Toutefois, les libertés garanties par l'article
11 ainsi que par les articles 9 et 10 de la
Convention ne sauraient priver les autorités
d'un Etat, dont une association, par ses
activités, met en danger les institutions, du
droit de protéger celles-ci. A cet égard, la
Cour a déjà jugé inhérente au système de la
Convention une certaine forme de conciliation
entre les impératifs de la défense de la
société démocratique et ceux de la sauvegarde
des droits individuels.
La Cour estime qu'un parti politique peut
promouvoir un changement de la législation ou
des structures légales ou constitutionnelles de
l'Etat à deux conditions : premièrement, les
moyens utilisés à cet effet doivent être
légaux et démocratiques et, deuxièmement, le
changement proposé doit lui-même être
compatible avec les principes démocratiques
fondamentaux. Il en découle nécessairement
qu'un parti politique dont les responsables
incitent à recourir à la violence ou proposent
un projet politique qui ne respecte pas la
démocratie ou qui vise la destruction de
celle-ci ainsi que la méconnaissance des droits
et libertés qu'elle reconnaît, ne peut se
prévaloir de la protection de la Convention
contre les sanctions infligées pour ces motifs.
La Cour rappelle cependant que les exceptions
visées à l'article 11 appellent, à l'égard de
partis politiques, une interprétation stricte,
seules des raisons convaincantes et impératives
pouvant justifier des restrictions à leur
liberté d'association. Pour juger en pareil cas
de l'existence d'une nécessité au sens de
l'article 11 § 2, les Etats contractants ne
disposent que d'une marge d'appréciation
réduite. Pourvu qu'il remplisse les conditions
mentionnées ci-dessus, un parti politique qui
s'inspire des valeurs morales imposées par une
religion ne saurait être considéré d'emblée
comme une formation enfreignant les principes
fondamentaux de la démocratie, tels qu'ils
ressortent de la Convention.
La Cour estime aussi que les statuts et le
programme d'un parti politique ne peuvent être
pris en compte comme seul critère afin de
déterminer ses objectifs et intentions.
L'expérience politique des Etats contractants a
montré que dans le passé, les partis politiques
ayant des buts contraires aux principes
fondamentaux de la démocratie ne les ont pas
dévoilés dans des textes officiels jusqu'à ce
qu'ils s'approprient le pouvoir. C'est pourquoi
la Cour a toujours rappelé qu'on ne saurait
exclure que le programme politique d'un parti
cache des objectifs et intentions différents de
ceux qu'il affiche publiquement. Pour s'en
assurer, il faut comparer le contenu de ce
programme avec les actes et prises de position
des membres et dirigeants du parti en cause.
Dans le cadre de son examen global sur la
nécessité de l'ingérence en cause et,
notamment, sur la question de savoir si celle-ci
correspondait à un besoin social impérieux, la
Cour constate que les actes et les discours des
membres et dirigeants du Refah invoqués par la
Cour constitutionnelle étaient imputables à
l'ensemble du parti, que ces actes et discours
révélaient le projet politique à long terme du
Refah visant à instaurer un régime fondé sur
la charia dans le cadre d'un système
multi-juridique, et que le Refah n'excluait pas
le recours à la force afin de réaliser son
projet et de maintenir en place le système qu'il
prévoyait. Considérant que ces projets étaient
en contradiction avec la conception de la
"société démocratique" et que les
chances réelles qu'avait le Refah de les mettre
en application donnaient un caractère plus
tangible et plus immédiat au danger pour la
démocratie, la sanction infligée aux
requérants par la Cour constitutionnelle, même
dans le cadre de la marge d'appréciation
réduite dont disposait l'Etat défendeur, peut
raisonnablement être considérée comme
répondant à un "besoin social
impérieux".
La Cour conclut en outre que les ingérences en
cause ne peuvent être considérées comme
disproportionnées aux buts visés.
Dès lors, il existait des raisons convaincantes
et impératives pouvant justifier la dissolution
du Refah et la déchéance temporaire de certains
droits politiques prononcée à l'encontre des
autres requérants. Il en résulte que la
dissolution du Refah peut être considérée
comme "nécessaire dans une société
démocratique" au sens de l'article 11 § 2.
Il n'y a donc pas eu violation de l'article 11 de
la Convention.
Article 9, 10, 14, 17, 18 et articles 1 et
3 du Protocole n° 1
La Cour estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner
séparément les autres griefs du requérant.
Le juge Ress auquel se joint le juge
Rozakis et le juge Kovler ont exprimé des
opinions concordantes dont les textes se trouvent
joints à l'arrêt.
Les arrêts de la Cour sont disponibles sur son
site Internet (http://www.echr.coe.int).
Greffe de la Cour européenne des Droits de
l'Homme F 67075 Strasbourg Cedex
La Cour européenne des Droits de l'Homme a été
créée en 1959 à Strasbourg pour connaître des
allégations de violation de la Convention
européenne des Droits de l'Homme de 1950. Le 1er
novembre 1998 elle est devenue permanente,
mettant fin au système initial où deux organes
fonctionnant à temps partiel, la Commission et
la Cour européennes des Droits de l'Homme,
examinaient successivement les affaires.
1) Les arrêts de Grande Chambre sont
définitifs.
2) Rédigé par le greffe, ce résumé ne lie pas
la Cour.
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